Processus de maturation de l'oeuvre

 « Je le vois encore ce beau matin, éclairé d’un bleu pétant comme je les aime ! Nous allions prendre, mon mari et moi, notre petit café au bistrot du quartier. Sur le chemin, nous évoquons l’actualité du moment : l’inauguration de la Tour Burj Khalifa, à Dubaï (4/01/2010). La plus grande tour du monde !

Après le café, nous nous séparons et chacun part vaquer à ses occupations.

 

Mais pour moi, la discussion ne s’est pas arrêtée là. Elle s’est poursuivie dans ma tête dans une sorte de monologue ininterrompu : mon attention était braquée sur le superlatif accolé à la tour.

 

Je pensais que si on avait voulu que cette construction soit la plus grande, c’est bien parce qu’elle devait symboliser quelque chose, véhiculer un message que le monde entier devait pouvoir décrypter sans autre forme d’explication que le fait de la voir.

Cette tour était un signe extérieur de richesse, de puissance et de modernité grâce auquel les Emirats Arabes Unis pouvaient afficher leur accession au club des pays influents.

 

L’art, une fois de plus, avait été mis à contribution pour satisfaire cet objectif. Je me suis souvenue alors que les exemples de l’art au service du pouvoir foisonnaient depuis que les puissants du monde avaient saisi comment l’instrumentaliser, c’est-à-dire depuis toujours ! Il s’agissait bien là d’une constante animale et bien plus encore, humaine que de vouloir afficher sa puissance. Cela permet de tenir d’éventuels concurrents à distance et de conserver ses prérogatives. Les souverains, rois et autres personnages puissants du monde ont tous, à un moment de leur règne, utilisé l’art dans ce but.

 

La tour Burj Khalifa ne faisait pas exception à la règle.

 

 

 

Mais déjà ma pensée bifurquait puisque, insidieusement, je rejoignais le monde de l’histoire de l’art.

Mon monologue intérieur se poursuivait… je me suis mise à chercher d’autres constructions qui auraient pu avoir un point commun avec Burj Khalifa. J’ai passé en revue dans ma tête les créations architecturales que j’avais vues peintes ou photographiées. Evidemment, la première qui m’est venue à l’esprit, c’est la tour de Babel. Ici encore, l’homme avait tenté d’afficher sa puissance et se mesurer à Dieu. J’ai ensuite pensé au Dôme de la Cathédrale de Florence, avec lequel Filippo Brunelleschi glorifiait le pouvoir de l’Eglise et, dans un passé plus proche de nous, aux Twin Towers qui étaient, en quelque sorte, les sœurs aînées de Burj puisque créées dans la même idéologie !

 

 

 

Me voilà à ce stade de ma réflexion avec quatre monuments en tête. Quatre tableaux se profilaient donc…. Mais comment agencer ce polyptyque ? Comment transmettre par l’image toute cette symbolique ?

 

Décidément, le café du matin, c’est porteur ! Même si cette fois, je n’ai pas fixé l’instant de révélation dans ma mémoire puisque, entre temps, j’avais déjà cumulé les réflexions et les recherches, c’est encore au comptoir que j’ai eu l’idée du jeu d’échecs. Mes tours seraient le pion unique du jeu. Aussi, qui dit jeu, dit joueurs. La mise en scène commençait à prendre forme, il me fallait désormais trouver les protagonistes et déterminer leur rôle.

 

 

 

Puisque j’étais partie du postulat que l’art servait le pouvoir, il me fallait maintenant décortiquer l’attitude du public qui le recevait. Mes joueurs auraient cette fonction. Ayant choisi les échecs, je ne pouvais mettre que deux joueurs en scène pour chaque tableau. C’était plutôt bien parce que spontanément, des réactions, je n’en voyais que deux… en caricaturant un peu certes. D’un côté il y aurait les représentants des satisfaits, enthousiastes, avant-gardistes ou convaincus et en face, le clan des conservateurs, éternels dubitatifs voire négatifs.

 

 

Immédiatement, j’ai pensé à trois protagonistes : pour Babel, je voyais le disciple du Souper à Emmaüs tel que l’avait peint Caravage. Dans le tableau mettant en scène le Dôme de Florence, c’est bien sûr son créateur, Filippo Brunelleschi, qui serait l’un de mes joueurs. Picasso, s’est également spontanément imposé à moi : lui, il serait dans les Twin, pourquoi, je n’en savais rien, c’était juste évident. Peut-être une forme de  concordance  des   temps. Pour   les  autrespersonnages, il allait falloir que je me creuse un peu la tête…

 

 

 

Bon alors justement, qui pourrait bien faire face à mon Caravage qui accueille la création à bras ouverts ? Je voulais un personnage réservé, voire renfrogné, exprimant le rejet… J’ai demandé à l’un de mes proches s’il voulait bien jouer ce rôle en dehors de toute considération religieuse et c’est ainsi qu’est né mon Fidèle « Lambda ».

 

 

 

Pour le Dôme, j’avais trouvé une sculpture de Brunelleschi. Il ne me restait plus qu’à lui donner corps. Son regard vers le ciel me permettait d’évoquer la croyance de l’époque selon laquelle le génie créatif était l’essence même de Dieu. Je ne pouvais m’empêcher d’espérer qu’il aura savouré la part personnelle qui lui revient… ainsi, je plongeais directement dans l’humanisme. Cette nouvelle pensée, c’est naturellement avec le Penseur de Rodin que je pouvais l’exprimer. Voilà pour le deuxième personnage. Tant pis, s’il n’avait pas l’air de douter. Par sa posture un peu recroquevillée, cette œuvre pouvait parfaitement servir mon propos ! eh puisque je jouais les Pygmalion, je pouvais m’écarter du modèle et faire mon « Galaté » masculin à moi !

 

 

 

J’avais donc Picasso pour les Twins, des tours avec lesquelles je lui trouvais des points communs : planté sur ses convictions, ancré dans son aura, fort et puissant. Je ne voulais pas puiser dans son œuvre, c’est l’artiste qui m’intéressait. Mais qui allais-je bien pouvoir mettre en face ? Là, c’est l’affectif qui a parlé. J’ai choisi Honoré Daumier, un artiste qui me touche beaucoup pour l’acuité de son regard sur ses contemporains. Justement, je me souvenais d’un tableau qu’il avait peint et qui représentait deux joueurs d’échecs. L’un d’eux est tout simplement venu peupler ma saga. 

 

Pour le tableau avec Burj Khalifa comme enjeu, je séchais un peu… Je voulais deux artistes contemporains pour l’encadrer et puis, n’en trouvant pas qui puissent me satisfaire, j’ai pensé à l’art contemporain et là, eurêka ! Quoi de mieux que d’ouvrir et fermer cette longue parenthèse de l’histoire de l’art par ses deux extrêmes ? Le premier, c’est bien sûr Marcel Duchamp. En révisant son corpus d’œuvres, j’ai découvert que lui aussi s’était intéressé aux joueurs d’échecs et j’ai installé un de ses joueurs à ma table. Ma parenthèse pouvait se refermer avec deux artistes : Jeff Koons ou Damien Hirst. Ne connaissant pas suffisamment leurs œuvres respectives pour apprécier leurs travaux, j’ai choisi arbitrairement Damien Hirst. Je ne pouvais ni ne voulais puiser dans son œuvre, c’est donc l’homme lui même que j’ai représenté. La tâche était relativement aisée, avec toutes les photos de lui à disposition sur la toile !

 

Même s’il n’y avait que deux joueurs par partie, ça ne limitait pas le nombre de personnages dans mes tableaux. Je pouvais intégrer un ou plusieurs spectateurs. Au moins un, qui donnerait des indices supplémentaires sur le sujet. C’est alors que j’ai eu l’idée d’ajouter l’enfant.

L’enfant, issu de mon cercle familial très proche, est à la fois un personnage absent et crucial. Absent, car il ne participe pas à la réception de la création mais crucial parce qu’il en révèle la postérité. C’est toujours le même enfant, vêtu à l’identique dans tous les tableaux, pour évoquer ainsi l’innocence qui le caractérise à travers les âges.

 

Dans Babel, son attitude était toute trouvée : il devait rappeler la leçon biblique. Pour le Dôme, je lui ai demandé d’adopter une pose faussement dévote avec le regard orienté vers le Penseur de Rodin, comme ambassadeur de l’avenir de l’humanisme. Pour les Twins, je n’avais qu’à puiser dans l’album de photos de famille... Dans Burj, je voulais que la posture de l’enfant mentionne la sévère mise à contribution des générations futures pour reconstruire une économie de marché viable après le crac et les faillites de pays enregistrés cette dernière décennie.

 

Pour ce qui est de l’environnement général, je ne voulais pas de hasard non plus : j’ai organisé mes toiles afin qu’elles soient de plus en plus claires au fur et à mesure que l’on se rapprochait de notre époque. C’est ainsi que je suis partie d’une couleur dominante rouge brun pour Babel, sorte d’atmosphère monochrome qui s’est muée en rouge pour le Dôme. Pour éclaircir le rouge, je suis passée à l’orange, qui correspondait d’ailleurs à la couleur à la mode pendant les années soixante-dix, date d’inauguration des Twins. L’orange s’est naturellement transformé en jaune pour Burj. 

 

Tout comme pour le choix architectural, le choix comportemental des joueurs et de l’enfant, je voulais qu’au niveau des couleurs aussi il y ait une constante. C’est le blanc qui endosse la fonction de lien visuel. Le blanc de la nappe symbolise la page blanche devant laquelle se trouve chaque artiste dans le processus d’élaboration d’une œuvre.

 

Voilà, vous savez tout… ou presque, puisqu’il y aurait encore beaucoup à dire sur la phase de réalisation ! »